PORTRAIT de l’ARTISTE en PERSONNAGE de ROMAN, recueil de nouvelles
Extrait de la nouvelle DERNIÈRE
Extrait de la nouvelle LE CANAL
C’était l’automne. La nuit s’apprêtait à tomber, après une belle journée ambrée. Le canal et la marche avaient nettoyé son esprit de tout poids : il marchait dans une sorte de vide euphorique. Il arriva en vue d’un clochard qui s’était installé depuis plusieurs jours dans un abri creusé dans la paroi de briques, non loin du pont. L’homme n’était pas vieux, mais sans doute avait-il cessé d’être jeune ; son visage portait les traces d’une vie commencée, avec des espaces ouverts pour ce qui est à venir. Toujours habillé de propre, sans trace de déchéance, il se déplaçait avec lenteur, « comme le canal », se dit Jean, dont l’esprit débordait d’images faciles.
De petits enfants jouaient sur l’autre rive, dans la clarté déclinante ; un myosotis, un bleuet, un œillet et deux pissenlits – tiges vertes, gonflées de lait, corolles jaune vif. C’étaient des rires et des cris. Puis ils étaient assis, sur trois marches que lissait l’eau, ils chuchotaient, froissant les jupes, comptant les grains d’un bracelet, récitant leurs histoires pour le fond du canal.
Jean prit l’habitude de s’arrêter tous les soirs sous l’abri, près du canal. Il n’avait pas grand chose à dire, mais il aimait que l’autre raconte son histoire, et ça venait, par bribes. Fanch déclara avoir commencé par la Légion, ce qui, à le voir, était fort douteux.
Le journal local annonça un matin que le canal avait pris les petits pissenlits… … Il y avait une photo du canal, l’eau en noir et blanc.
Extrait de la nouvelle qui a donné son nom au recueil : PORTRAIT de l’ARTISTE en PERSONNAGE de ROMAN
Pierre et Vlad se connaissent. Sophie les a mis en présence, les a regardés s’approcher, s’effleurer du bout des mots. Ils se sont convenus ; ils auraient pu devenir tout à fait amis ; parfois, brièvement, ils le sont devenus ; mais entre eux passe toujours l’odeur femelle.
Sophie est le cœur d’un jeu complexe d’avance, de retrait, de disparition, et déplace ses deux amants sur les lignes de la jouissance et de la douleur.
… … … Ce soir, elle lui dit qu’il ne pourra pas rester. Il y a en lui comme un effondrement sombre. – Ne sait-il pas qu’elle le méprise d’accepter ainsi…? Non. Il ne le sait pas.
Elle le regarde. Il rêve d’un monde meilleur. Ca veut dire quoi ?… Des brumes qui passent. Aucune idée. Il rêve.
Il se lève, il s’en va lourdement :
– « Il y a en nous un si profond silence – qu’une comète – en route vers la nuit des filles de nos filles – nous l’entendrions ».
– C’est de toi ?
– Philippe Jaccottet.
– Tu te cacheras donc toujours derrière les mots des autres ?
Il la regarde, celle qu’il aime, et dans le bref espace qui les sépare s’étend soudain, comme sur un buvard, la tache de l’incompréhension.
Dans le ciel bleu, un vent léger herse des nuages blancs. Le carillon de Notre-Dame accompagne un mariage. L’air est épais de bruits d’abeilles, un steamer entre en rade, la chaleur de l’après-midi donne aux gestes une plénitude languide. On attend la guerre.
Elle dort dans le soleil, elle dort sur la terrasse. Je la vois, c’est hier, c’est… Toute la beauté est là, et le bon, et le bien, devinés sous l’ivresse que cette femme fait naître. Les mots roulent sur eux-mêmes, se heurtent, tintent et se cassent. Elle dort sur la terrasse, elle dort dans le soleil… Je me sens si bien que le livre tombe de mes mains…
C’était il y a…
… si longtemps ?
Trois ans bientôt, trois ans dit-on, mais trois ans qu’est-ce que cela veut dire ?
Depuis le début du mois, l’artillerie écrase les lignes ennemies. On dit que ce sera la dernière, on dit qu’il est temps de mettre fin à ce fléau. Les plus las se secouent, s’ébrouent : « Allez ! On les aura ! » C’est l’offensive décisive. Ce soir, on soupera chez eux.